Le costume de médiatrice nous va comme un gant, la parole vient relativement facilement, il suffit de raconter le processus technique et créateur.
Maya montre les différents matériaux qu’elle utilise, porcelaine, sable, terre, bois, charbon de bois qu’elle écrase en poussière pour en faire une pâte qu’elle tient dans la main. Elle dit que ces matériaux sont ramassés par elle dans des endroits bien précis, en Tunisie, sa terre natale, en Vénétie, la terre de son père etc… On l’imagine alors dans ces paysages, à Carthage par exemple, la tête penchée sur le sable à découvrir les pépites diverses os, corail, sel, bois, ferraille… A l’atelier, avec tous ces trésors rapportés qui sentent encore le soleil, la mer, le feu de cheminée, elle sculpte la pâte durcie comme de la pierre, elle incise et polit, elle y incruste les éléments de ses trouvailles comme pour ajouter plus de présence à sa quête. Car cette soixantaine de petites sculptures ici assemblées dit sa recherche de l’Absent, son père et peut-être aussi elle-même.
On s’émeut de tous ces absents qu’on pourrait tenir dans la main !
On admire la préciosité de certaines formes, la liberté de certains assemblages, la diversité de toutes ces têtes. On aurait envie qu’elles chantent leur requiem, qu’elles nous bercent dans le silence de leur présence.
Dans le prolongement du muret de socles qui soutiennent l’Absent, sont accrochés au mur une dizaine de petits bas-reliefs de différents matériaux, ceux-là mêmes que pour l’Absent mais ils racontent une autre histoire, un paysage, un souvenir, un lieu.
Sur les autres murs de La Galerie, des dessins de formats différents représentent Gradiva, personnage énigmatique que je cherche à mon tour.
Gradiva, vous connaissez Gradiva ?
Gradiva bleue s'est cachée dans le reflet de la vitre de La Galerie
Gradiva, c'est d'abord un bas-relief de l' Antiquité qui représente une femme qui marche. Il a donné naissance à la nouvelle de Wilhelm Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne laquelle a été analysée par Freud dans un livre Le délire et les rêves dans la Gradiva de Wilhelm Jensen.
Le réel déclencheur de ma démarche a été le moulage du bas-relief ayant appartenu à Freud découverte lors de l’exposition La passion à l’oeuvre au Musée Rodin à Paris. Je le trouvais décevant, sans intérêt artistique. Je supposais que le moulage avait gommé la beauté de l’original mais je ne suis pas allée à Rome pour le vérifier. Je me suis mis alors à la dessiner d’après des photographies du bas-relief pour trouver ce que je n’y avais pas vu dans le moulage. Qu’avait apprécié Freud dans cette sculpture antique au point d’y accrocher son moulage dans son cabinet ?
Qu’est-ce qu’un homme pouvait bien trouver dans la représentation de cette jeune fille qui marchait ? Sa démarche gracieuse et déterminée ? Le corps caché sous le drapé qui ne laisse voir que ses pieds dont l’un singulièrement positionné, sa main qui retient le vêtement, son visage vu de profil ?
Je l’ai donc dessinée entière et en morceaux pour dégager l’invisible. Je cherchais à la faire mienne. Comme si le dessin avait le pouvoir de la mettre à nu sans toutefois la découvrir.
Marie-José Pillet, GradivaFusain fuit derrière les sculptures de l'Absent
Au fusain, au crayon, aux crayons de couleur, à l'encre, Gradiva fuyait sous mes doigts.
Jeune femme idéale de tous les temps et donc femme fantasmée pour chacun. Elle n'est peut-être qu'un rêve en mouvement.
J’ai alors voulu la dessiner grandeur nature (175 cm pour Gradiva bleue et environ 170 cm pour les grands dessins), un peu plus grande que moi.
Gradiva n’est plus mon modèle mais je deviens son modèle ! Dans ce retournement, j’ai aussi inversé le sens de sa marche : au lieu de marcher de droite à gauche, je la fais marcher désormais de gauche à droite. Le sens de l’écriture occidentale. Du coup, elle vient à ma rencontre. Ce qui me fait dire, qu’elle est moi.
Profil et face. Pile ou face ! Le modèle étant le mien, pas facile de se regarder autrement que de face. Mes côtés se contorsionnent et je n’en vois que des bouts. Alors je compose, je découpe pieds, jambes, hanches, seins, visage et je recompose. En fait, on ne voit de soi que des parties du corps ! Elle, qui est un bloc de marbre ! Je me dessine de face mais en facettes pour la retrouver reliée, d’un bloc.
Gradiva est ce personnage qui passe, comme la vie même.
Furtive, elle apparaît puis elle disparaît dans l’invisible. Bien que dans la nouvelle de Jensen, Gradiva surgisse dans le soleil de midi, pour moi, elle sort de l’ombre.
Alors un spectre ? Gradiva personnifie tous les temps, passé, présent et futur. Ce que nous sommes, en somme. Nous marchons avec elle, comme elle, en elle, portant dans la main droite sous le drapé tout le passé à transformer. Chacun porte ses secrets dans la poche. A chacun de les révéler, de les sortir de leur boîte en une fleur ou un diable.
Marie-José Pillet, La mariée, 2015, fusain et sanguine sur papier, voile de soie, 195 x 251 cm