La Galerie



Marie-José Pillet Gradiva bleue (détail, verso) 2016, broderie sur coton et soie, 200 x 140 cm





Paris-Habitat propose aux artistes qu’ils logent en atelier deux lieux, l’un s’appelle La Galerie au pied d’un de leurs immeubles dans le 13ème arrondissement, l’autre L’expo dans le 14ème. Nous avons choisi par commodité celui du 13ème mais en fait c’est une expo ! 
On nous donne la « clé » le temps voulu avec des flyers et des affiches et débrouillez-vous. 
Alors on se déguise pour un temps en transporteur, bricoleur, agent d'entretien, gardien, serveur, agent de communication, commissaire d’exposition, galeriste, médiateur ou conférencier et même, visiteur écoutant l’artiste ! ça fait beaucoup de changement de costumes ! 
En un temps très limité, on y perd celui qui nous colle à la peau depuis toujours, celui d’artiste, en sculpture pour Maya Mattei et pour moi en arts plastiques.


L’expo est belle ! On rentre tout de suite dans deux univers différents qui se rejoignent, s’interpellent, se contrarient, se complètent. On découvre, on admire, on s’interroge et le regard du visiteur, je l’espère, le transporte vers cet inconnu qu’il a en lui.

Maya Mattei, L'absent sur socles, et Là-bas au mur, Marie-José Pillet, Gradiva-Musées et Gradiva-Rorscharch



Le costume de médiatrice nous va comme un gant, la parole vient relativement facilement, il suffit de raconter le processus technique et créateur. 
Maya montre les différents matériaux qu’elle utilise, porcelaine, sable, terre, bois, charbon de bois qu’elle écrase en poussière pour en faire une pâte qu’elle tient dans la main. Elle dit que ces matériaux sont ramassés par elle dans des endroits bien précis, en Tunisie, sa terre natale, en Vénétie, la terre de son père etc… On l’imagine alors dans ces paysages, à Carthage par exemple, la tête penchée sur le sable à découvrir les pépites diverses os, corail, sel, bois, ferraille… A l’atelier, avec tous ces trésors rapportés qui sentent encore le soleil, la mer, le feu de cheminée, elle sculpte la pâte durcie comme de la pierre, elle incise et polit, elle y incruste les éléments de ses trouvailles comme pour ajouter plus de présence à sa quête. Car cette soixantaine de petites sculptures ici assemblées dit sa recherche de l’Absent, son père et peut-être aussi elle-même. 
On s’émeut de tous ces absents qu’on pourrait tenir dans la main ! 
On admire la préciosité de certaines formes, la liberté de certains assemblages, la diversité de toutes ces têtes. On aurait envie qu’elles chantent leur requiem, qu’elles nous bercent dans le silence de leur présence.
Dans le prolongement du muret de socles qui soutiennent l’Absent, sont accrochés au mur une dizaine de petits bas-reliefs de différents matériaux, ceux-là mêmes que pour l’Absent mais ils racontent une autre histoire, un paysage, un souvenir, un lieu.

Sur les autres murs de La Galerie, des dessins de formats différents représentent Gradiva, personnage énigmatique que je cherche à mon tour.
Gradiva, vous connaissez Gradiva ? 


Gradiva bleue s'est cachée dans le reflet de la vitre de La Galerie


Gradiva, c'est d'abord un bas-relief de l' Antiquité qui représente une femme qui marche. Il a donné naissance à la nouvelle de Wilhelm Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne laquelle a été analysée par Freud dans un livre  Le délire et les rêves dans la Gradiva de Wilhelm Jensen.
Le réel déclencheur de ma démarche a été le moulage du bas-relief ayant appartenu à Freud découverte lors de l’exposition La passion à l’oeuvre au Musée Rodin à Paris. Je le trouvais décevant, sans intérêt artistique. Je supposais que le moulage avait gommé la beauté de l’original mais je ne suis pas allée à Rome pour le vérifier. Je me suis mis alors à la dessiner d’après des photographies du bas-relief pour trouver ce que je n’y avais pas vu dans le moulage. Qu’avait apprécié Freud dans cette sculpture antique au point d’y accrocher son moulage dans son cabinet ? 

Qu’est-ce qu’un homme pouvait bien trouver dans la représentation de cette jeune fille qui marchait ? Sa démarche gracieuse et déterminée ? Le corps caché sous le drapé qui ne laisse voir que ses pieds dont l’un singulièrement positionné, sa main qui retient le vêtement, son visage vu de profil ? 
Je l’ai donc dessinée entière et en morceaux pour dégager l’invisible. Je cherchais à la faire mienne. Comme si le dessin avait le pouvoir de la mettre à nu sans toutefois la découvrir.


Marie-José Pillet, GradivaFusain fuit derrière les sculptures de l'Absent


Au fusain, au crayon, aux crayons de couleur, à l'encre, Gradiva fuyait sous mes doigts. 
Jeune femme idéale de tous les temps et donc femme fantasmée pour chacun. Elle n'est peut-être qu'un rêve en mouvement. 
J’ai alors voulu la dessiner grandeur nature (175 cm pour Gradiva bleue et environ 170 cm pour les grands dessins), un peu plus grande que moi.
Gradiva n’est plus mon modèle mais je deviens son modèle ! Dans ce retournement, j’ai aussi inversé le sens de sa marche : au lieu de marcher de droite à gauche, je la fais marcher désormais de gauche à droite. Le sens de l’écriture occidentale. Du coup, elle vient à ma rencontre. Ce qui me fait dire, qu’elle est moi. 
Profil et face. Pile ou face ! Le modèle étant le mien, pas facile de se regarder autrement que de face. Mes côtés se contorsionnent et je n’en vois que des bouts. Alors je compose, je découpe pieds, jambes, hanches, seins, visage et je recompose. En fait, on ne voit de soi que des parties du corps !  Elle, qui est un bloc de marbre ! Je me dessine de face mais en facettes pour la retrouver reliée, d’un bloc.

Gradiva est ce personnage qui passe, comme la vie même. 
Furtive, elle apparaît puis elle disparaît dans l’invisible. Bien que dans la nouvelle de Jensen, Gradiva surgisse dans le soleil de midi, pour moi, elle sort de l’ombre.
Alors un spectre ? Gradiva personnifie tous les temps, passé, présent et futur. Ce que nous sommes, en somme. Nous marchons avec elle, comme elle, en elle, portant dans la main droite sous le drapé tout le passé à transformer. Chacun porte ses secrets dans la poche. A chacun de les révéler, de les sortir de leur boîte en une fleur ou un diable.



Marie-José Pillet, La mariée, 2015, fusain et sanguine sur papier, voile de soie, 195 x 251 cm



Marcher ! Toucher le sol pour s’ancrer par la matière, pour rester matériel, tangible. Si l’ancrage au sol est pour moi nécessaire pour se sentir vivre, il est aussi un moyen de rejoindre les morts, nos morts. Du pied à la tête, du sol à l’espace.
D’où vient-elle ? Où va-t-telle ? Une trajectoire d’un point à un autre. On aurait tendance à penser que le « d’où vient-elle » serait du passé : le passé archéologique, le fait qu’elle soit romaine ou grecque. Mais aussi le fait qu’elle marche de droite vers la gauche, du présent vers le passé ou encore du futur vers le passé. Sa détermination dans sa marche comme si elle connaissait déjà ce qu’elle allait trouver.


Marie-José Pillet, Badiwo, 2016, acrylique et graphite sur toile, soie brodée, 165 x 112 cm

Gradiva, celle que j'ai cherchée pendant des années en la dessinant rejoint ma recherche tactile. Je la touchais avec mon bois calciné, je lui fabriquais un chemin du plus doux au plus rugueux, je faisais broder sa chair et son contour, je dessinais son drapé pour le relier à une matière réelle que j'associais à mes copies de tableaux de maître et je moulais mon propre corps au crayon pour la faire apparaitre dans un autre sens, celui de l'avancée vers le futur.

Arnold, le héros de la nouvelle de Jensen sort de son fantasme et ses hallucinations en touchant la jeune fille qu'il croyait être Gradiva.

Ah  oui! Le toucher ! C'est avec le toucher qu'on existe !


 

 




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