1000 boules à Trizay


    Matière en éclats, 1000 boules textiles, 2007/2018



Des boules, des boules, des boules à ne plus pouvoir les compter, des roses, des noires, des beiges, des blanches, des vertes, des soyeuses, des poilues, des rugueuses, des en fil, des en laine, des en tissu, des en peluche, des dures, des molles, des lourdes et des légères, des petites et des grosses, elles roulent dès qu’on les touche, elles nous envahissent dans un éclat de matière !
Des boules, des boules, des boules, à croire qu’elles sont là pour ne pas la perdre ou encore pour ne plus avoir peur. Des boules en doudou, des boules de glace, des boules de pétanque, des boules de billard, boule de roulette, boule quiès, boule de feu, boule de cristal sans en faire des boulettes c’est un vrai boulot !


Confectionner des boules est une méditation. On ne pense plus, on devient la boule, avec sa rondeur, sa densité, sa matière, sa couleur. Quand elle est faite, on reprend la mousse ou le kapok ou la laine ou le coton, on tasse délicatement avec un tissu léger comme on formerait une boule de neige, avec les deux mains, puis le fil relie le tout, tourne autour, arrondit les angles, devient compact ou se fait filet pour contenir la petite sphère intacte.
Je fabrique les boules l’une après l’autre, avec les mêmes gestes, la même forme, les mêmes pensées, comme une prière, ça recommence en petites boules d’un chapelet d’infini.


La forme parfaite de la sphère dit l’univers, la rondeur de chaque planète qui tourne sur elle-même, la rondeur d’un crâne qui invente les douceurs possibles, la rondeur d’un grain de sable qui ne se mesure ni à son poids ni à sa petitesse.



Les mille boules exposées, regardées, chamboulées, touchées, foulées dans le réfectoire de l’abbaye de Trizay cachent mille pensées, celles d’être sans place définitive, celles d’être sans appui, celles de ne pas y toucher, celles de faire croire ce qu’elles ne sont pas, celles de rouler ni vu ni connu, celles de tourner autour, celles de ne pas y croire, celles de ne pas y être, celles de penser à autre chose…



Et si vous voulez qu’on vous explique pourquoi tout ce fil, pourquoi toutes ces boules, pourquoi ces couleurs, pourquoi ces matières, pourquoi ces dimensions variables, pourquoi ces aspects multiples, pourquoi un petit pois roule quelque fois dans votre cerveau, alors lisez la suite c’est ce que j’ai écrit dans le catalogue de l’exposition Croiser Textile Art II.




Toucher et être touché

Toucher la douceur de la fibre, sa légèreté, sa chaleur, son irrégularité, sa mollesse, voire son indolence…, la matière textile se donne à la peau plus qu’à l’œil.

Dans les années 70 – années de Textile/Art – j’entamais ma vie d’artiste à l’école des Beaux-Arts d’Aix en Provence où l’on proclamait que l’art était mort ! Il me fallait donc inventer ou plutôt réinventer l’art tactile – les futuristes l’avaient amorcé avant moi avec le tactilisme. Si l’Art se détourne du sacré, c’est à dire d’une admiration à l’œuvre en référence au divin, la suprématie de la vue nous aveugle. 


Je me souviens de mon premier travail tactile. C’était la maquette d’un tapis sur lequel des masses informes en tissu étaient posées librement. Longtemps après, j’ai réalisé des formes molles, tactiles aussi, pour Le projet de la matière, chorégraphie d’Odile Duboc avec laquelle j’ai collaboré en 1993. Cette création révélatrice permet de « voir » le toucher : le déséquilibre d’un sol instable, les soubresauts d’un sol à ressorts, l’apesanteur sur un matelas d’air, l’engloutissement dans des formes molles.
En 2007, le Centre national de la Danse de Pantin a présenté une rétrospective du Projet de la matière d’Odile Duboc avec les éléments scéniques que j’avais créés. En complément de cette collaboration, j’ai présenté Matière en éclats en invitant le visiteur à explorer pieds nus un espace sombre dans lequel des centaines de boules textiles étaient reliées par des fils. Au milieu de l’espace, un faisceau lumineux éclairait une photographie de ces mêmes boules. La marche du visiteur se faisait lente, chatouillé par les boules et gentiment entravé par les fils. Ainsi, les boules se déplaçaient, s’enchevêtraient et le visiteur traînait parfois à ses pieds toute une grappe de boules comme si la matière du sol se collait à lui.



Pour l’installation de l’Abbaye de Trizay, j’ai retiré les fils et multiplié les boules. Il ne s’agit plus d’appréhender un espace mais de traverser la matière. Marcher et être frôlé par la fibre. Le pied palpe le sol instable, soulève les petites sphères qui se déplacent au loin. Une sensation contradictoire de lourdeur et de légèreté. La boule roule, libre mais faisant partie d’un tout, comme la terre dont on défait les mottes. A Trizay, dans ce réfectoire où autrefois le moine touchait chaque grain de son chapelet entre ses doigts, les boules de Matière en éclats s’égrènent au pas des visiteurs.


Toucher pour connaître la qualité de la matière, nous est très utile. Mais il y a aussi un autre toucher qui est celui d’être en contact avec l’autre, un être vivant, ou un objet. Etre chatouillé par la légèreté de la laine mohair, notre peau se hérisse et nous devenons à cet instant cette sensation.  Toucher est réflexif : toucher et être touché, le mouvement d’aller vers l’autre et de recevoir en retour. Nous le vivons aussi dans l’étreinte. Toucher devient plus qu’une connaissance mais un dialogue de peau à peau. L’échange est direct. C’est ce qui nous attire et nous effraie. Le toucher propose une aventure, celle d’agir et de réagir. Comme toute aventure, elle comporte un risque, celui de se piquer, de se brûler ou encore d’être insulté. C’est pourquoi nous évitons souvent de toucher et en conséquence d’être touché. Nous apprenons à nos enfants ce que nous avons appris nous mêmes à ne pas toucher une œuvre d’art, les pétales d’une fleur ou la barbe du voyageur. Le toucher est sujet de méfiance. C’est pourquoi encore nous avons à apprendre ou réapprendre à toucher comme sujet de respect.



Heureusement, les artistes nous posent des questions ! Ils ont même l’art de ne pas y toucher. Rembrandt, Dürer, Cranach, Titien, Pontormo… ont représenté le toucher, que ce soit celui de l’Arbre de la Connaissance, l’incrédulité de Saint Thomas ou le  Noli me Tangere. Et les vanités, ces natures mortes du XVIIème siècle où les cinq sens sont sollicités en mettant en scène la sensualité des étoffes, nous posent la question de notre existence éphémère.
Plus près de nous, les artistes du Land art posent la question de notre rapport tactile à la nature – Olafur Eliasson nous réunit dans un cercle de brouillard et Marinette Cueco tresse les herbes dans les jardins. 
De par son caractère physique, la matière fibreuse appelle le toucher. Comme une poignée de main, si on peut dire. Pourtant, nous évitons de toucher. Parce qu’on a peur d’abîmer ? Parce qu’on risque de se blesser ? Parce qu’on obéit à un interdit ? Parce qu’on ne sait pas, ou plus, toucher ? Parce que ça ne servirait à rien ?
Toucher est complexe : il permet le non visuel tout en étant une preuve de réalité tangible. L’expression populaire l’affirme : Pince-moi, je rêve !



Si le toucher peut nous faire méditer, il peut aussi nous toucher au sens qu’il nous émeut. L’art d’Awana Cozannet nous amène dans cette dimension bien que le toucher de ses sculptures nous soit interdit. Nous les voyons par toucher différé. Nous nous transportons dans la matière, nous enfilons le vêtement. Nous sommes la sculpture ! Courbé nous ressentons la précarité de la posture, la fragilité de la protection et aussi toute l’assurance d’un devenir. La combinaison, comme une dépouille mi-humaine, mi-animale, se montre sans corps. Une sorte d’identification « dématièralisée », un toucher dépecé. Pourtant l’organdi indique la légèreté comme un souffle dans le rideau, comme un fantôme bienveillant. La couleur orange du tissu dit la chaleur et le dynamisme comme si l’envol proposé se propageait dans la couleur.
Pourtant les œuvres d’Awana Cozannet nous prennent par la main, si on peut dire, nous touchent l’épaule, nous prennent par le cou, tendrement pour nous réchauffer de notre absence comme en témoigne la série de Flottaison : Un gilet de sauvetage anormalement lourd, Ondes en tricot, Au ciel des sangles de portage cousus… Ses dessins intitulés Porter son frère griffés par la mine du crayon et caressé par le pinceau d’aquarelle, confirment cette attention particulière au corps.

L’expression « tenir à un fil » pour dire la fragilité de la situation est à prendre au sens propre dans le travail d’Agnès Sebyleau. Elle le dit elle-même : sa famille à l’hôpital, il fallait qu’elle s’accroche, alors elle a pris un crochet et de la ficelle et elle a tourné en rond ! La technique du crochet s’apparente à celle de la poterie en colombins (fins cylindres de terre juxtaposés pour obtenir une forme), le crochet monte une boucle dans la boucle du dessous formant une bande longiligne maintenue l’une à l’autre et ainsi de suite. D’une certaine façon, on ne perd jamais la boucle, on la multiplie à l’infini comme si on ne voulait jamais perdre le fil. Elle sculpte en crochetant un fil rêche qu’est le chanvre, il écorche les doigts, dit-elle. Elle se confronte à la rudesse de la matière. L’artiste commence par former un œil logé à l’intérieur de la forme visible qui sert d’armature. Comme un mauvais œil pour se protéger secrètement d’un mauvais sort ? Une forme que seule l’artiste connaît et peut toucher ? Une fois l’œil dissimulé, l’artiste se dénude en crochetant des formes organiques – intérieur de son corps (colonne vertébrale, appareil digestif, larmes) ou plus loin d’elle, végétales ou animales. Le fil s’adoucit en le choisissant de lin chez les bouchers comme pour toucher la chair de ses pensées. Car le fil de l’artiste sort de sa bouche pour extraire les souffrances contenues à l’intérieur. Fil de chanvre ou fil de lin, âpre ou souple, Agnès Sebyleau suit le fil de ses pensées au bout de ses doigts. 

Par contre, le fil de Véronique Porot est si léger qu’elle réalise des méduses en dentelle lumineuses et transparentes qui nous touchent sans la contrepartie d’une douleur. Sa matière et sa technique nous transportent dans un flottement aérien.

Champs de lin, champs de chanvre, champs d’herbes folles, graminées, étamines, épilobe, carex, et les autres étiquetés Molinia cerulea, calluna vulgaris… on se promène dans la nature sauvage et savante avec les œuvres de Marinette Cueco. L’artiste noue, tresse, tisse, rassemble les herbes de la campagne en des tableaux, des tapis et des volumes sous forme de dentelles ou grosses pelotes. Marinette Cueco ne fait pas que glaner les éléments de ses œuvres, elle s’y baigne, elle sent leur fragilité ou leur agressivité, elle touche la délicatesse de leur surface, elle se penche auprès de la plus petite herbe tout autant qu’elle embrasse toute l’étendue végétale. Elle est dans cet univers de terre, de pierre et de plantes et elle le ramasse pour s’en entourer encore. A l’atelier, elle travaille à main nue, pas de métier à tisser ni d’aiguille mais la caresse ou la poigne des doigts. Elle utilise ses herbes ni trop fraîches ni sèches pour les transformer en un souffle végétal. Car l’artiste nous transmet la respiration du paysage, sa délicatesse autant que sa force. On ne touche pas les œuvres de Marinette Cueco, bien qu’elles soient accessibles, sans protection. Parce qu’on a peur d’abîmer ? Parce que c’est interdit ? Parce qu’on respecte cette vie fragile, qui ne tient qu’à une fibre ?

Dans notre société occidentale où la technologie nous sépare de plus en plus du toucher – nous ne touchons plus l’argent, nous achetons les objets par images, nous ne cuisinons plus, nous ne marchons plus ou peu, nous nous parlons par les ondes, nous ne nous aimons plus ou mal – le textile reste et restera le lien entre l’autre et notre peau. Et si les artistes en Art textile sont en majorité des femmes c’est parce qu’elles gardent en elles le sens essentiel du toucher, construisant secrètement ce lien tactile entre les humains.

Marie-José Pillet
15 juin 2018



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